East End Là où vers l'Est finit la ville

Postface

Hegel nous a fait comprendre dès le début du siècle de l'acier que l'idée finissante de Dieu serait plus efficacement portée par l'Histoire. C'est donc vis-à-vis d'elle que nous avons défini nos mythologies et surtout que désormais nous devons évaluer notre place. La dernière installation/spectacle que j'ai présentée portait le titre de "Juste un grondement sourd dans le lointain". Celui-ci venait d'un souvenir relaté par ma mère, elle avait 20 ans en 1944 et habitait Vannes. La nuit du débarquement de Normandie, elle avait entendu comme tous les habitants de la ville, ce roulement sonore continu qui occupait l'espace en un orage lointain. Cette anecdote pose la question des distances qui nous séparent de nombre des évènements du monde (de l'Histoire en cours). Dans cet exemple du débarquement, ma mère ne fut qu'un témoin indirect et anodin, pourtant elle en partageait l'instant et pu même le ressentir par ses sens. Mais qu'a t’elle su, connu, compris, de ce que fut qu'être sur le sable d'Omaha beach cette nuit-là ? Plus largement la perte d'expérience après la Première guerre mondiale qu'exprimait Walter Benjamin, puis l'impossible témoignage au retour des camps après la seconde, ont fondamentalement bouleversé notre rapport à toute mémoire surtout quand elle devait se faire Histoire. Cet écart porte en lui cette sensation ambiguë de notre savoir au monde, du monde. Nous en savons plus chaque jour, sous la déferlante des faits, dans une ubiquité toujours plus instantanée. Cette construction nous déplace sans cesse entre des géographies et des vécus immatériels. C'est pourtant par cette matière que nous ressentons les évènements et que se définissent nos choix et nos actions.

Mes deux grands pères, que j'ai connus enfant, avaient tous deux fait la Première Guerre mondiale, Verdun, le Chemin des Dames. Pour l'un d'entre eux, il ne me reste que le souvenir rêche d'une peau mal rasée et une odeur de tabac froid. Que faire de cette sensation fugace et persistante de ce contact direct. Que me dit elle de son expérience de soldat de 20 ans, sur-enveloppé d'un savoir que l'on m'a appris par l'Histoire et commémoré par le calendrier.

Mon langage s'est essentiellement bâti par la sculpture. Toucher, tailler, creuser ont été des composantes bien antérieures au fait de décider d'inscrire ce que j'y désirai au sein d'études, d'une profession, d'un ensemble qui s'identifierait comme Art ou du moins création. Les traces d'une histoire rurale ou ouvrière (déjà arrêtées) composaient les objets et les gestes de mon enfance. J'ai emmené avec moi un monde d'outils et d'actions qui disparaissaient des campagnes et des usines, ceux qui avaient constitué les sujets des verbes être et avoir de beaucoup des membres de ma famille. Tout ceci ne fut aucunement un acte lié une volonté consciente ou même nostalgique. C'est simplement le long compagnonnage de ces gestes premiers qui ont fondé mon vocabulaire. Paradoxalement, ce désir de la résistance et du poids des choses, je les ai inscrits dans les gènes de l’illusion et la magie des présences "représentées".

East End Là où vers l'est finit la ville, emporte avec lui toutes ces dimensions. J’ai construit ce roman en sculpture puis en images par un tissage de trois mémoires parallèles. La première est celle d'un lent retour se situant dans les années 1880, partant des montagnes d'Afghanistan jusqu'à l'Angleterre. Par étapes, l'Indonésie, L'Afrique du Sud, les côtes namibiennes, l'embouchure du fleuve Congo pour remonter la Tamise jusqu'aux docks de Londres. Comme autant d'évènements qui ponctuèrent la géographie de l'Empire colonial britannique.

La seconde est la chambre d’écho à ces chapitres du XIXe siècle par leurs descendances contemporaines: les conflits successifs de ces dernières décennies en Afghanistan, les mutations économiques et politiques de la mondialisation néo libérale, les autres, les vaincus, ce qu'il reste du mouvement ouvrier, les émeutes de Londres en 2011…

La troisième mémoire est celle d'un enfant né à Lorient au début des années 60. Ville encore dans un entre deux de sa reconstruction et des habitats précaires. Images du port de commerce, où mes parents m'emmenaient souvent le soir longeant les quais en voiture pour apercevoir les cargos déchargeant de leurs cales de volumineuses billes de bois rouges couchées les unes sur les autres bien loin des forêts africaines. Le long mois de mai 1968, si ensoleillé, où l'on déjeunait dehors tous les jours en un temps suspendu. Les ondes grésillantes d'une "révolution" en cours arrivant chaque soir dans le poste de radio que ma mère et mon père accrochaient entre eux deux à la tête de leur lit. Les sirènes de l'arsenal qui ponctuaient midi et soir la sortie des pères, hommes tous vêtus de bleu se répandant sur la ville dans le rythme des vélomoteurs…

Où se placent et vers quoi se déplacent les choses. Ce miroir tendu par notre environnement dit quoi de nous, "à notre endroit". Nous donne t'il des corps et des visages par lesquels se reconnaître, des maisons et des paysages à habiter, une pierre à soulever du sol pour apprendre de sa pesanteur.