East End Là où vers l'Est finit la ville

East End, là où vers l'Est finit la ville, s'est constitué dans l'écho d'une actualité englobante et parfois simplificatrice, celle qui redéfinit nos rapports aux autres et surtout aux hiérarchies de nos économies interconnectées que l'on nomme mondialisation. En faisant des recherches pour construire cet ensemble, une précédente mondialisation semblait se dégager comme première de ce type, celle que connu le XIXe siècle industriel et capitaliste à son apogée. Une situation qui s'est établie dans une distribution différente des rôles, mais assez similaire par son amplitude géographique.

À l'endroit, comme un point magnétique orientant tous les flux, le port de Londres, capitale de l'Empire britannique sur lequel "le soleil ne se couchait jamais". Au coeur même de la cité, l'East End, quartier pauvre regroupant un prolétariat misérable, l'envers. Dickens en donnera les premiers tableaux littéraires, Marx en dissèquera les symptômes et en projettera les alternatives.

Cette distanciation dans le temps, m'a servi à regrouper un ensemble de faits et de situations se distribuant au gré d'une géographie ouverte, chacune pouvant en retour être saisie dans ses correspondances actuelles. Peu à peu se sont positionnées les étapes d'une Odyssée, partant des montagnes d'Afghanistan et le temps d'un long retour, l'Indonésie, l'Afrique du Sud, la remontée des côtés atlantiques, pour retrouver une Ithaque baignée dans les nocturnes des docks londoniens. Là se joue alors une autre relation, celle d'un moment entre un père et son fils trouvé. Comme les deux extrémités d'une vie n'en faisant qu'une, d'une guerre à l'autre, de celle du père à celle du fils, une boucle qui ouvre et clôt le récit sur un nouveau départ, en août 1914, pour la traversée de la Manche vers le front.

J'ai toujours eu une tendresse particulière pour ces "bricoleurs" qui dans l'espace exigu d'un garage ou d'une petite pièce aménagée s'inventent un univers, entre souvenirs des jeux de l'enfance et le resserrement sur la proximité des choses qui aide à rendre le monde plus supportable. C'est par ce principe que j'ai "bâti" l'ensemble de mon récit, dans une pièce de mon atelier de 6m x 6m qui devait contenir l'ensemble des décors, des maquettes, des objets et des personnages. Chaque chose présente, j'ai pris le temps, comme une connaissance nécessaire, de les fabriquer une à une par la sculpture. Chaque élément est venu progressivement occuper cet espace intérieur à des échelles différentes, une rue et une mansarde à échelle 1 et à l'autre extrémité des montagnes de quelques centimètres. Quand cette pièce au bout du voyage s'est retrouvée remplie, j'ai commencé des prises de vue photographiques répertoriant les possibles que ces décors contenaient. Je me suis placé au sein des situations, jouant des places et des histoires que me proposait chaque accessoire. Toutes ces photographies, rejointes par la suite par quelques dessins, se sont rassemblées en de longues bandes, entre table de montage et récit graphique, devenant chapitre après chapitre un ensemble tissant les situations et leurs résonances historiques.

Quelques phrases placées, en un sous-titrage, ponctuent par moment les scènes. Je les ai extraites de multiples guides de conversation en langue anglaise, je souhaitais me retrouver dans une certaine pénurie et une sécheresse de la langue. Une langue qui par son évidence pourrait côtoyer les images sans valeur ajoutée, en respectant les longs silences désirés.

Une deuxième ponctuation du récit se fait par des comic strips ayant pour acteur principal un petit singe. Cette figure inspirée d'une publicité victorienne Brooke's Soap Monkey Brand, joue pour moi le rôle d’un trickster.

Le trickster étant un type de personnage, souvent animal, présent dans de nombreuses mythologies qui est à l’origine des évènements graves qui ponctuent la vie des hommes, telles la maladie ou la mort.

Ce créateur de situations les fait advenir en général par inadvertance, par maladresse ou par avidité. J'ai toujours trouvé ces "démiurges" bien plus convainquant que la raison des dieux omnipotents des monothéismes. Ce petit singe devance ou rejoue les faits de façon à la fois plus légère et plus grave, de l’intérieur même du récit, il y tend un lien avec le conte ou la fable.

Le volcan Krakatoa explose en Indonésie en 1883, les nuages de poussières projetées dans l’atmosphère font rougeoyer les crépuscules londoniens de façon inquiétante pendant de nombreuses semaines. Marx exilé à Londres en 1850 passera près de vingt années à écrire son œuvre majeure Le Capital, entre les excès de cigares et les douleurs causées par l’anthrax, « J'espère que la bourgeoisie se souviendra longtemps de mes furoncles ». D’anciennes photographies des entrepôts des docks de Sainte Katherine montrent ces entassements démesurés d’ivoire dont Joseph Conrad a suivi la descente du Congo dans son roman Au cœur des ténèbres. La famille de la reine Victoria sera celle qui déchirera l’Europe au mois d’août 1914, Guillaume II et Nicolas II étant ses descendants. Le fils de Conrad revient gazé de la Grande Guerre, celui de Kipling meurt au front (Tu seras un homme mon fils). Le 30 novembre 1936, un incendie détruit le Crystal Palace, immense palais d’acier et de verre ayant accueilli la première exposition universelle en 1851, symbole de l’ère industrielle à son apogée. Winston Churchill dans un discours à la Chambre des Communes en tira cette conclusion : ‘This is the end of an age’ (c’est la fin d’une époque)…

Extraits de notes de travail

Georges Peignard développe une pratique plastique marquée par la sculpture. L’ensemble de son travail s’est tout d’abord déployé en des installations pouvant être lues comme des récits en espace, avec à chaque fois, l’appel à des personnages devenant les vecteurs de ces histoires immobiles: la figure littéraire du Roman de Renart, dans Renart est de passage, celle de Jean Jacques Rousseau, dans Émile au jardin, les évènements politiques des années soixante-dix dans Les chevaux sont fatigués, les héros aussi. Ces dernières années, ses recherches se sont plus particulièrement développées sous des formes scéniques. En 2006, Reviens avant la nuit, présentée au Centre Dramatique de Bretagne, Théâtre de Lorient. En 2008, une installation spectacle Juste un grondement sourd dans le lointain fait une place plus importante aux possibilités et aux présences de la marionnette. Il est aussi enseignant à l'École Européenne Supérieure d'Art de Bretagne, site de Lorient.

The East End, where to the east the town comes to an end, developed in the reflection of an all-encompassing and sometimes simplified series of events that redefined our relationships with others and in particular the hierarchies of our interconnected economies known as globalization. By undertaking research to build this ensemble, an earlier globalization appeared to be emerging as the first of its kind, the one experienced in the heyday of the industrial and capitalist nineteenth century. A situation that developed with a different distribution of roles, but one that is quite similar in its geographic range.

Like a magnetic point orienting all flows, the place is the Port of London, the capital of the British Empire on which "the sun will never set”. At the heart of the city is the East End, a poor area bringing together a deprived slum dwelling proletariat - the other side.

Dickens drew the first literary portraits, while Marx dissected the symptoms and suggested alternatives. This distancing in time helped me to bring together a group of facts and circumstances distributed as dictated by open geography, each of which in return is set within its current equivalents. Gradually the steps of an odyssey are in position, starting with the mountains of Afghanistan and over a long return journey, Indonesia, South Africa and back up both sides of the Atlantic to regain an Ithaca bathed in the night of the London docks. Here then another relationship comes into play - that of a moment between a father and the son he has found. As the two ends of a life make only one, from one war to another, the father’s and the son’s, a loop that opens and closes the narrative on a new beginning in August 1914 - crossing the Channel to join the front.

I have always had a particular fondness for DIY enthusiasts who in the cramped space of a garage or a small converted room invent a whole universe, memories of childhood games and consolidating the things that help make the world more bearable. I used this principle to “build” my story in a 6m x 6m room in my studio containing all the decors, models, objects and characters. With everything present, I took the time, like a necessary piece of knowledge, to bring them one by one into being through sculpture. Each element gradually occupied the interior space on different scales, a street and an attic room at one end of the scale and at the other mountains a few centimetres high. When this room at the end of the journey ended up full, I started taking photographs showing the possibilities that these sets contained. I put myself into these situations, playing with the places and stories that each accessory suggested to me.

All these photographs, joined later by some drawings, assembled in long strips, something between an editing table and graphic narrative, chapter after chapter becoming an ensemble weaving the situations and their historical resonances together. A few sentences placed as subtitles, from time to time punctuated by the scenes. I took them from a number of different English phrasebooks, I wanted to find myself with a certain bare minimum and drought in the vocabulary. A vocabulary that by its obviousness could rub shoulders with the images without adding anything, respecting the desired long silences.

A second break in the narrative is through comic strips with the main actor a small monkey. This figure, inspired by a Victorian advertisement for Brooke's Soap Monkey Brand, for me plays the role of a trickster. The trickster is a character type, often an animal, found in many mythologies and considered to be behind the serious events that intersperse the lives of men - such as illness or death.

This creator of situations usually makes them happen inadvertently, by mistake or through greed. I have always found the "demiurge" notion far more convincing than the omnipotent gods found in monotheistic religions. Sometimes light-heartedly and sometimes more seriously this little monkey is either ahead of or replays the facts from within the narrative itself - a link to fairy stories or fables.

The Krakatoa volcano exploded in Indonesia in 1883, and the clouds of dust thrown into the atmosphere made the London twilight glow ominously for many weeks. In exile in London in 1850, Marx spent nearly twenty years writing his major work Das Kapital, in between the excesses of cigars and the pain caused by anthrax, “I hope the bourgeoisie will remember my carbuncles until their dying day". Old photographs of warehouses on St. Katherine docks show the extraordinary piles of ivory that Joseph Conrad followed down the Congo in his novel the Heart of Darkness. The family of Queen Victoria tore Europe apart in August 1914, Wilhem II and Nicolas II being her descendants. The son of Conrad returned gassed from the Great War, Kipling’s son died at the front (you'll be a Man my son!). On 30 November 1936, a fire destroyed the Crystal Palace, a huge steel and glass palace that hosted the first World Exhibition in 1851, a symbol of the industrial era in its heyday. Winston Churchill in a speech in the House of Commons drew this conclusion “This is the end of an age”...

Excerpts from working notes

Georges Peignard developed a plastic approach marked by sculpture. All his work is first deployed in installations that can be interpreted as narratives in space, each time calling on characters that become the vectors for these immobile stories: the Roman de Renart literary figure in Renart est de passage, that of Jean Jacques Rousseau in Emile au jardin, the political events of the seventies in Les chevaux sont fatigués, les héros aussi. In recent years, his research has most particularly been presented in scenic form. In 2006, Reviens avant la nuit was presented at the Centre Dramatique de Bretagne, Théâtre de Lorient. In 2008, an installation spectacle Juste un grondement sourd dans le lointain gives more room to the possibilities and presence of puppetry. He also teaches at the École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne, on the Lorient site.